27.10.11

Visage

Des intégristes effrayants (pléonasme!) suffisent à reconsidérer la pièce de Castellucci : chaque soir ils tentent d'empêcher la représentation de "Sul concetto di volto di figlio di dio" (Sur le concept de visage de fils de Dieu) au Théâtre de la Ville. À Avignon, ils se contentaient de quelques bruits dans la salle et de tracts à la sortie. À Paris, ils montent sur la scène, hurlant à l'impie. Et annoncent qu'ils feront de même avec la pièce de Rodrigo Garcia, au Théâtre du Rond Point, en décembre. Du coup, ils me donnent envie de défendre l'opus de Castellucci, que j'avais trouvé un peu sec, pourtant. Non pour la merde envahissante, métaphore de la vieillesse, qui ne peut s'empêcher. Mais parce que la pièce se méfie tellement de l’émotion qu’elle se résume à quelques concepts un peu vains. Un geste d’apaisement du fils sur le père, renoncement à se battre. Des enfants bombardant la figure tutélaire du Christ qui finit par disparaître. Au fond, quel rapport entre ce questionnement sur l’impuissance humaine et la colère face à l’impuissance divine ? Le hasard a diffusé sur France Inter, le lendemain du jour où j'ai vu la pièce, Guillaume Gallienne lisant un texte de Philip Roth sur le fils nettoyant le père qui s’est chié dessus, texte magnifique parce qu’il y a dedans une vraie compassion et la volonté du fils «me souvenir du père qui m’a engendré». Profondeur et complexité des sentiments que ne donne pas Castellucci.



Avec le recul, il reste cependant de sa pièce la présence magnifique du "visage" du Christ - plein cintre, le tableau de Antonello da Messina (Salvator Mundi), dont le regard a la particularité de fixer le spectateur, où qu'il se trouve dans la salle. Ce visage-là évoque évidemment le visage selon Lévinas - lieu de l'humanité dans l'homme, donc espace de relation entre soi et autrui. Pendant l'heure que dure la pièce, ce visage de Jésus nous parle donc de l'humain et de l'autrui - bien plus que de religion, évidemment. Est-ce cela qui ne lui est pas pardonné par les ultra-religieux, dont les comportements expriment un défaut d'humanité qu'ils ont déjà si souvent manifesté dans l'histoire.

14.10.11

Scopitone 2011

La Fabrique, équipement au services des musiques dites actuelles, vient d'ouvrir dans l'Ile de Nantes: un bâtiment spectaculaire (Michel Bertreux - Tetrarc, architecte) avec sa dentelle métallique posée sur un blockhaus. Des scènes, des labo, des salles de formation... Et un bar-restaurant qui a pour mission d'assurer la relation avec la ville.



Premier épisode de cette nouvelle Fabrique dédiée aux avant-gardes comme au grand public, l'édition 2011 du festival Scopitone. Un festival dédié aux arts numériques et qui pose assez cruellement la question de leur puissance en tant qu'arts : quand vont-ils sortir de l'adolescence? Aux mains de jeunes gens tout stupéfaits d'eux-mêmes, ils jouent avec les outils, explorent les techniques - exploration sans fin puisque la technologie ne cesse d'évoluer. Mais les contenus artistiques sont souvent faibles (parfois même régressifs, si on se souvient des essais cinétiques des années 60). Pour beaucoup, perturber les sens reste l'enjeu majeur. Expérience un peu ennuyeuse parfois, réussie avec les quatre artistes de "Plane Scape" qui diffusent des lumières le long d'élastiques tendus entre sol et plafond, le tout sur musique planante - et en effet ça plane joyeusement.


Le Japonais Daito Manabe s'amuse "visiblement" avec son "Face Visualizer" : il pose des électrodes sur des visages et y fait passer des impulsions électriques transcrivant des rythmes musicaux. Les visages en proie aux tics racontent-ils la musique? Pas vraiment;


Le plus beau, le plus émouvant, "Ground", de Ryoichi Kurokawa : 3 écrans jouent avec les images et les sons captés au Moyen Orient par le reporter belge Daniel Demoustier: les villes, les corps, les visages se décomposent. La guerre gagne. Cette fois, la technique numérique, parfaitement maîtrisée, donne une dimension nouvelle et convaincante.


2.10.11

Nuit Blanche 2011



Trop court, bien sûr. Parce qu'à 2h du mat je commence à me traîner, il faut rentrer et renoncer. Cette année, dixième anniversaire, une belle édition, beaucoup de beau, d'émouvant, d'étonnant. Un mélange de valeurs sûres et de découvertes, des artistes venus du monde entier, des vidéos, des installations, des spectacles vivants. Et ce mélange encore cette année réussi de fête et d’exigence artistique.

Boltanski, planant; "Demain le ciel sera rouge", magie d'être assis sur le petit plateau du théâtre de l'Atelier et de voir à contrejour la comédienne hiératique déclamant ce très court texte d'apocalypse, s'achevant sur "et les hommes ne croiront plus les prophéties, qui se trompent souvent". De quoi désamorcer le rituel mortuaire, qui aurait pu se prendre au sérieux (mais les masques d'animaux dans les rangs du public avaient déjà rappelé à un peu de gaité).


Un des plaisirs de Nuit Blanche a souvent été la découverte de sites méconnus. Pas le cas cette année, mais un carambolage intéressant entre l'art contemporain et l'ambiance de Pigalle un samedi soir surchauffé par l'été indien... Avec parfois des échos troublants, comme la vidéo de Jesper Just : "No Man is an Island II"; le Danois fait chanter des hommes a capella , "Crying" de Roy Orbison. Ridicules et touchants. Le tout dans les ors du Divan du Monde, où subsiste paraît-il la mémoire des effeuillages.




De l'autre côté du boulevard, dans le lycée Jacques Decour, les papillons noirs de Carlos Amorales font choc ("Black Cloud", 2007). Il fallait s'imaginer déambulant seul sous les arches du cloître, sans la protection des autres visiteurs. Magiques ces 30 000 petits papiers délicats, et inquiétants parce que noirs. De cet artiste mexicain, j'ai vu cet été une impressionnante vidéo dans les caves de Pommery à Reims : un jeu de toupies filmées au niveau du sol, s'entrechoquant sur trois écrans, jusqu'à tomber toutes, comme des soldats au front.

Révélation, l'artiste israélienne Sigalit Landau a installé dans l'église Saint-Jean de Montmartre ses précieuses suspensions - fil de fer barbelé et sel de la mer Morte - où il est question de frontière, d'identité, de spiritualité, poids de l'histoire, dénoncer et transcender la souffrance. Un moment parfait.

Belle pièce aussi (mais plus connue), le "Big O" du Lituanien Zilvinas Kempinas : une grande boucle de bande magnétique flotte dans l'air animé par des ventilateurs, mais aussi par les mouvements de la foule, et parfois elle s'approche dangereusement des pales des ventilo.


A quelques pas de là, Fabrice Hyber rigole dans le square Batignoles: sa galerie de "hyber-héros", à force d'échanger des éléments de costume, finit par ressembler à une tripotée de monstres en folie. Là J.C. a troqué sa croix contre une faux, là-bas Lagerfeld a perdu ses lunettes, le Bibendum de Michelin n'a plus sa bonne bouille mais gagne une gueule de sorcière... Batman en flic de l'espace, le Père Noël introuvable, un Schtroumpf dansant, Harry Potter sans son chapeau pointu, Superman coiffé du calot du Géant Vert... Métaphore assez réaliste, au fond, de ce que nous vivons cathodiquement.

Dans le genre drolatique, aussi, Dance (All Night/Paris). Flamenco et tango, danse orientale et rock, valse, hip hop et french cancan... Tous sur la piste en même temps, écouteurs aux oreilles, spectateurs dans le silence. Mélange jouissif orchestré par Mélanie Blanchot.

En pignon au-dessus des voies ferrées de la rue de Rome, grandes images des jeunes créateurs issus de l'école des Beaux-Arts : une belle échelle urbaine mais une confrontation étrange entre les spectateurs et les sans-abris installés sur les trottoirs.

J'ai loupé Elodie Pong et sa petite panda lascive ("Je suis une bombe"), le feu d'artifice de Karmelo Bermejo sur le thème de la récession, la "Purple Rain" de Pierre Ardouvin (danser sous une pluie violette, j'aurais adoré), le "Léopard" d'Isaac Julien (choc historique à Lampedusa entre le Guépard de Visconti et les réfugiés d'Afrique du Nord)... Et bien d'autres encore, c'est sûr. Mais j'ai résolu une partie du mystère soulevé par les arches improbables de Vincent Ganivet rencontrées à la Fondation Lambert d'Avignon: les parpaings en tension sont montés grâce à un coffrage qu'il faut ôter avec précaution: la veille de la Nuit blanche, l'arche installée dans la cour de le bibliothèque historique de la ville de Paris s'est écroulée. Alors, une heure avant le début des festivités, l'équipe est encore en train de descendre la structure très lentement, demi-cale par demi-cale, en surveillant le fil à plomb, au centre.